ECLER revisité dans le miroir de la pédagogie Freinet par N. Ferrand


ECLER revisité dans le miroir de la pédagogie Freinet
Le texte intégral de Louis Legrand dont sont extraites les citations en gras est disponible en cliquant ici.

« Son amour des hommes et sa cordialité qui frappaient tous ses visiteurs dont je m'honore d'avoir été... » (p 3)

Ces deux qualités de C. Freinet notées par L Legrand me semblent faire partie des « indispensables » de tout pédagogue et en tout cas de tout formateur qui veut s'inscrire dans la dynamique ECLER. Nous pourrions aussi parler de « bienveillance » ou d' «  empathie  », toutes notions qui font porter un regard positif sur l'apprenant, le considérant capable d'atteindre  les buts qu'il se propose en s'appuyant sur ses propres ressources et en trouvant les aides dont il a besoin. Cela veut dire aussi absence de préjugé (cf., effet pygmalion), accueil inconditionnel de la personne telle qu'elle est avec ses richesses, sa singularité et aussi ses limites. La confiance que la personne va trouver dans ses propres ressources est en partie celle qu'elle reçoit de la part de celui ou de celle qui l'accompagne dans son cheminement.

«  C'est d'abord le besoin impérieux … de quitter la salle de classe pour aller chercher la vie dans le riche milieu de la campagne toute proche et de l'artisanat qui s'y pratique encore. La première innovation sera donc celle de la classe promenade où l'on va observer le milieu naturel et humain, et dont on rapporte à l'école les échos oraux, puis écrits. » (p3)…

Ancrer l'apprentissage sur la vie est bien aussi notre souci à ECLER. Mais nous ne sommes pas dans le même contexte que Freinet avec un collectif classe qu'il accompagne pendant au minimum, le temps d'une année scolaire. Cette durée permet au groupe  de partager une vie propre  dans le même espace temps et de se mettre en osmose avec le monde extérieur au sein duquel il fonctionne.
A ECLER nous avons un dispositif qui est tout autre : un capital temps réduit dans bien des cas à une centaine d'heures annuelle, des groupes aléatoires. Le groupe certes est un moment de vie, mais la vie des personnes qui le composent se déroule majoritairement hors de ce temps. Et c'est précisément cette vie de chacun, singulière, que nous proposons aux personnes d'exprimer dans leurs écrits.
Les deux sources où nous puisons les mots qui vont traduire, concrétiser nos pensées sont essentiellement le coeur et la raison : au coeur les mots des sentiments, des émotions (Joie, tristesse, colère…). A la raison la réflexion, la déduction, la logique, l'organisation… toutes les opérations qui font appel à notre cerveau pour gérer notre quotidien, réagir aux événements, faire des projets… L'écriture personnelle telle que nous la sollicitons à ECLER peut indistinctement puiser à l'une ou l'autre de ces sources pour construire son récit : aucun interdit, aucune obligation sinon le respect de la charte , la seule limite étant que les auteur(e)s acceptent de laisser lire aux autres ce qu'ils ont écrit, dans un contrat de réciprocité. A chacun de juger ce qu'il estime bon de partager de sa vie, de ses opinions, de ses souvenirs, de ses projets avec les autres dans la dynamique de la communication, puisque dans le classeur collectif ses écrits retravaillés avec le formateur puis imprimés, sont publiés et offerts à tous les lecteurs potentiels,

« La communication, qui équivaut à la socialisation, devient l'instrument par excellence de l'accès à l'écrit. Et c'est pourquoi ce désir de communiquer va, d'une part, transformer l'étude du milieu en une observation méticuleuse en vue d'une communication à d'autres, étrangers au milieu proche ; d'autre part identifier et créer le moyen technique aux fins d'une telle communication, et ce seront alors : l'imprimerie à l'école et le limographe. »  (p3)

Comme pour Freinet, la communication est une dimension essentielle de l'écrit à ECLER. C'est le deuxième verbe du sigle, juste après « écrire ».  Le texte attendu n'est pas d'abord un exercice, ni un moyen d'apprentissage : il est une parole singulière adressée par son auteur(e) à ceux qui pourront le lire. Il est donc d'emblée destiné à être publié signé par son auteur et daté, c'est à dire à devenir public. Certes, entre le temps de l'écriture et celui de la publication il y a le temps de la révision pour que le texte devienne conforme à la langue standard : c'est l'intervalle de l'apprentissage avec la leçon de français délivrée par le formateur en tête à tête, et le temps des exercices adaptés à chacun. Puis vient le temps de la mise en forme en vue de l'édition, et pour cela nous avons aujourd'hui un outil autrement plus efficace que celui dont disposait Freinet à son époque : l'ordinateur et le traitement de texte.
Le texte tapé, rétabli dans la norme, devient alors imprimable et communicable : il rejoint alors, dans le classeur collectif, tous les autres textes produits où il est mis à la disposition de tous ceux qui voudront le lire. Ce texte publié ne souffre pas d'approximation : il devient une référence pour son auteur autant que pour tous les lecteurs qui auront la curiosité de le lire. Il ne doit donc plus comporter d'erreurs et le formateur doit y veiller.
La dynamique de la communication dans laquelle s'inscrivent les productions d'écrits à ECLER est ce qui permet sans doute le mieux de « déscolariser » les apprentissages : entendons le terme au sens où il s'agirait sous la conduite du maître de recevoir un enseignement, le même pour tous, et d'en vérifier les effets dans des exercices préfabriqués. Ici le texte n'est que le « prétexte » à la leçon individualisée, qui prend sens pour chacun à partir des erreurs constatées dans sa production. Pas de progression prédéterminée, mais un cheminement adapté aux besoins de chaque apprenant.

Lecture

« Lire c'est chercher le sens… La perception du texte n'est pas synthétique, lettre après lettre ; elle est globale comme l'établit la « psychologie de la forme ». Il convient donc d'utiliser dans l'apprentissage de la lecture, cette propriété naturelle de la perception : c'est la base de la « lecture globale », apprentissage qui va des mots, perçus et reconnus globalement, aux syllabes, produits de la décomposition des mots par reconnaissance des similitudes, et enfin aux sons découverts de la même façon analytique. A partir de là peut s'opérer la composition de mots nouveaux et l'écriture. Ainsi se définit une méthode analytique-synthétique. (p 4)

La référence de Freinet à la psychologie de la forme donne une connotation moderne et scientifique à une approche de la lecture qui trouve par exemple chez le grammairien Nicolas Adam au XVIII° siècle des racines intuitives et lointaines : « Lorsque vous voulez faire connaître un objet à un enfant, par exemple un habit, vous êtes vous jamais avisé de montrer séparément les parements, puis les manches, ensuite les devants, les poches et les boutons ? Non, sans doute ; mais vous lui faites voir l'ensemble et vous lui dites : voilà un habit. C'est ainsi que les enfants apprennent à parler auprès de leurs nourrices ; pourquoi ne pas faire la même chose pour apprendre à lire ? Éloignez d'eux tous les alphabets et tous les livres de français et de latin, amusez les avec des mots entiers, à leur portée, qu'ils retiendront bien plus aisément et avec plus de plaisir que toutes les lettres et les syllabes imprimées. »

« … Freinet pense que le texte est d'abord le produit d'une volonté de communiquer. En ce sens la lecture est  inséparable de l'écriture, mais de l'écriture de mots et de phrases signifiantes et non de sons abstraits. C'est la raison pour laquelle il va utiliser la méthode globale dans sa perspective propre, ou l'on retrouve le texte libre, ou, plus primitivement, l'expression orale libre. Les enfants racontent, le maître écrit en termes simples le récit de l'élève…L'impression des textes par l'auteur lui-même bouclera l'aspect analytique, en même temps qu'elle conduira à assurer la communication par le journal scolaire et son expédition hors de l'école. Ici, se révèle  également l'opposition fondamentale entre l'apprentissage systématiquement et abstraitement construit et l'apprentissage spontané, fait de tâtonnements, d'essais et d'erreurs rectifiées en vue du but à atteindre. » (p4 – 5)

A ECLER la personne essaie d'écrire approximativement les mots qu'elle estime importants pour elle, ceux qu'elle a besoin de reconnaître pour les mémoriser et être capable de les reproduire. Ces mots ont évidemment du sens pour elle parce qu'ils expriment directement les préoccupations de leurs auteur(e)s liés à leur vie et à leur environnement. Si elle est incapable de produire en autonomie un premier écrit elle peut dicter au formateur ce qu'elle aimerait écrire si elle pouvait le faire. La, ou les phrases constituant ce texte, une fois révisé(es) avec le formateur et imprimé(es) devient(nen)t le premier support de lecture proposé à l'apprenant. Il maîtrise parfaitement le sens de ce qu'il a écrit, il lui faut d'une manière globale identifier chacun des mots écrits pour les mémoriser et devenir à terme capable de les reconnaître et/ou de les réutiliser dans un autre contexte. A cette fin des activités variées vont lui être proposées :
- L'inscription dans un répertoire de tous les mots de son texte qu'il n'aura pas d'emblée écrits correctement.
- Classement alphabétique des mots d'une phrase sur fiche pour les mémoriser, les réécrire et se familiariser avec l'ordre alphabétique.
- L'enregistrement de son texte par la voix du formateur sur un support audio (La cassette d'antan est aujourd'hui remplacée par le tél portable). L'entrée par l'oreille permet un travail sur le rythme, l'intonation, la précision des sons et de se réapproprier l'écrit correspondant.
- La saisie de son texte sur l'ordinateur pour en soigner la forme et la présentation avant de l'imprimer en deux exemplaires : un pour son cahier, un autre pour le classeur collectif.
- Le reconstitution de son texte à partir des unités graphiques (mots ou groupes de mots) qui le constituent. Ce travail peut être fait sur ordinateur à partir par exemple du logiciel lectra, ou plus prosaïquement à partir d'étiquettes papier à remettre en ordre.

Sur la même double page de son cahier, l'apprenant a accès à son texte original, au texte révisé avec le formateur et in fine au texte imprimé qui devient pour lui la référence : les textes de ce cahier sont donc les premiers écrits sur lesquels va s'exercer son apprentissage de la lecture qu'il pourra très vite élargir à la lecture des autres textes compilés dans le classeur collectif.

« … Lire c'est aller chercher le texte dont on a besoin, qu'il s'agisse de se distraire ou surtout d'agir. La lecture comme technique de vie est avant tout, comme il dit, « lecture travail » par opposition à la lecture « hashich » qui déconnecte du réel et nous plonge dans l'imaginaire. (p5)

Chercher  le texte dont on a besoin à ECLER c'est d'abord le produire dans les conditions décrites plus haut. Les mots qu'il est urgent d'apprendre pour les écrire et les lire dans un même mouvement sont ceux qui germent dans l'esprit de celui qui se met en marche vers ces apprentissages. Bien sûr, il ne s'agit pas d'enfermer l'apprenant dans le corpus de ses propres écrits, mais d'élargir au fur et à mesure le cercle des écrits disponibles : les textes des pairs d'abord consignés dans le classeur collectif, puis l'écrit quotidien d'information (journal, revues, catalogues) et bien sûr l'écrit culturel accessible entre autre dans les bibliothèques.
En faisant d'emblée un travail d'auteur, de créateur la personne qui écrit expérimente dès le premier instant la difficulté que cela représente et en même temps le degré de satisfaction et de fierté qu'elle en retire. Elle a alors envie, et de plus en plus, d'aller lire les autres : son propre travail est en quelque sorte un pont, une passerelle vers l'écriture des autres disponible dans la multitude des supports  de son environnement. Il est intéressant quand c'est possible d'articuler ce travail avec des rendez-vous dans une bibliothèque ou une médiathèque pour les introduire dans ces temples de l'écrit où il sera peut-être difficile pour eux d'aller spontanément…

« Le recours à l'imprimerie comme moyen pédagogique de communication fut certainement le point fort de l'innovation en matière de langue… L'imprimerie est un travail de la main par lequel la pensée se concrétise et se diffuse. Mais c'est aussi le lieu où se concentre et, en quelque sorte se sacralise, la correction de la langue. On n'imprime pas n'importe comment. Aujourd'hui même, l'imprimerie est peut-être le seul lieu où le respect de l'orthographe et de la ponctuation a trouvé refuge, à fortiori, dans les années où Freinet inventait l'imprimerie à l'école. Vouloir imprimer, c'est vouloir communiquer en grand. Imprimer c'est, fonctionnellement, analyser le langage, lettre par lettre, et observer l'orthographe… Les fautes ne sont plus des erreurs sanctionnées par le seul maître. Elles sont des obstacles à la communication publique...Les règles d'orthographe et de grammaire, dans le mesure où elles permettent de les comprendre, deviennent des nécessités fonctionnelles. »(p5)

Avec le traitement de texte et l'ordinateur l'imprimerie n'a plus pour nous le même côté artisanal qu'il pouvait l'avoir pour les élèves de Freinet : manipulation des caractères, composition manuelle des articles et des textes à publier. Pourtant la saisie du texte sur ordinateur lettre par lettre offre bien aussi l'occasion « d'analyser le langage et d'observer l'orthographe ». La souplesse d'utilisation du traitement de texte permet  en plus de travailler sur la mise en forme du texte, sa mise en page, sur la ponctuation, pour qu'il devienne un texte publiable, une référence pour celui qui l'a produit et un texte à découvrir par les autres dans le classeur collectif. Le texte publié revêt alors pour celui qui l'a produit comme pour les autres l'autorité du texte imprimé.



Acquérir la grammaire et l'orthographe

« Freinet ne méconnaît pas la nécessité d'apporter la connaissance qui manque aux moments appropriés. Dans la mesure du possible, l'élève garde son autonomie : il se servira du dictionnaire, d'un manuel de grammaire ; il utilisera des fiches auto-correctives. Le maître , dans ces moments n'hésitera pas à « faire une leçon ». Mais à la différence de la pédagogie  traditionnelle, cette leçon ne découlera pas d'une progression théorique et abstraite, mais des besoins constatés : on ne sait pas écrire ce mot ; on ne sait pas s'il faut é ou er… On ne chargera pas la mémoire de règles abstraites . » (p6)

Comme pour Freinet l'accès aux règles et à la grammaire ne va pas se faire à partir d'une leçon de grammaire standard, la même pour tous, mais il va se faire à partir des erreurs et des besoins constatés de chacun : la leçon de français est donnée à chacun individuellement dans le temps d'accueil où l'apprenant présente son texte au formateur pour le retravailler avec lui. C'est le moment où se construit la progression de travail individualisée qui va conduire chacun à s'approprier l'orthographe des mots qu'il a utilisés, à découvrir la conjugaison et sa complexité, la logique de la construction des phrases et du texte. C'est dans ce moment privilégié, au coeur de la démarche ECLER que se structure l'autonomie accompagnée qui permet à chacun d'organiser son temps et ses activités. Il repart avec des indications d'exercices à faire, adaptés à ses besoins et dont il comprend le sens et l'utilité dans la mesure où il a pris conscience de ses erreurs. Dans ce moment de révision du texte le formateur  a soin de faire découvrir à l'apprenant les documents ressources disponibles dans l'atelier : dictionnaires, Bescherelle, fiches d'exercices… dans lesquels il peut aller lui-même chercher des solutions aux difficultés qu'il rencontre.


Ce petit parcours sur les traces de Célestin Freinet à travers la présentation que nous en propose Louis Legrand nous permet de vérifier la parenté profonde d'ECLER avec les intuitions et les pratiques de ce grand pédagogue du 20° siècle, même si ce n'est pas lui au départ qui a servi de référent principal à l'organisation de la démarche. Il y a certes des différences notables liées aux contextes très différents des interventions. Mais au fond il y a une recherche commune de ne pas déconnecter l'apprentissage de la vie des personnes et les moyens mis en œuvre pour y parvenir peuvent être variés, mais nous travaillons vraiment dans le même esprit.

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